Analyse de la Grande Verdure par imagerie hyperspectrale © Cyril Fresillon/IRAMAT/CNRS Photothèque
Aubusson (Creuse) est inscrite sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO depuis 2009. Ce label de qualité, qui témoigne d’une tradition séculaire nécessite d’être valorisé pour assurer la transmission des savoir-faire. Or, la question de la matérialité de la tapisserie reste encore trop peu abordée.
Un projet pluridisciplinaire (histoire, histoire de l’art, conservation, restauration, analyse physico-chimique, restitution) a vu le jour pour identifier les matériaux des tapisseries (textiles, colorants, mordants) sans toucher l’œuvre ni avoir recours au prélèvement.
Le croisement des données physiques avec les données historiques a contribué à la connaissance des techniques et matériaux, à l’histoire de l’art, aux diagnostics de conservation des collections.
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Paysage aux oiseaux et à la cascade,
tapisserie aux armes du comte de Brühl, 3,39 x 3,48 m,
Cité internationale
de la tapisserie d’Aubusson © Cité internationale de la tapisserie
d’Aubusson
Les tapisseries choisies pour ce projet sont appelées « Verdures » (tapisseries de paysage), spécialité d’Aubusson. Ces tapisseries de très haute qualité de tissage, particulièrement fin, faites principalement pour l’étranger se caractérisent par un tissage très fin et une teinture de qualité supérieure.
Une méthodologie analytique spécifique a été mise en place afin d’étudier ses œuvres directement au musée : caméras hyperspectrales, fluorimètre portable, colorimètre... Ces méthodes ont permis d’identifier les matériaux et d’étudier la dégradation des couleurs à la lumière. Ces informations se sont avérées cruciales pour la connaissance des matériaux et techniques de la tapisserie au XVIIIe siècle mais aussi pour mieux appréhender les dégradations subies au cours du temps afin de retrouver les couleurs d’origine.
Le dialogue entre l’historien de l’art et l’équipe d’archéomètres a été très riche et absolument nécessaire tout au long du programme pour mettre en perspective les résultats physico-chimiques obtenus.
Schéma de la méthodologie d'étude employée durant ce projet ©Hortense de La Codre
La méthodologie établie pour l’étude des tapisseries s’est déroulée en plusieurs étapes :
- Création d’un nuancier d’échantillons teints à la façon du XVIIIe siècle.
- Analyses des matériaux du nuancier avec les méthodes d’analyses physico-chimiques non invasives parallèlement à une étude de la dégradation des matériaux du nuancier au moyen notamment de la spectrocolorimétrie.
- Enfin, la méthodologie établie sur les textiles teints du nuancier est appliquée sur le corpus de tapisserie pour en identifier les textiles, colorants et mordants.
Analyse d’un nuancier à l’aide de la caméra hyperspectrale SWIR © Cyril Fresillon/IRAMAT/CNRS Photothèque
Analyse de la tapisserie à l’aide de la caméra hyperspectrale V-NIR © Cyril Fresillon/IRAMAT/CNRS Photothèque
Charlotte Marembert dans son atelier de teinture Myrobolan © Cyril Fresillon/IRAMAT/CNRS Photothèque
Les tapisseries sont constituées de textiles (laine ou soie) teints avec des colorants naturels. Lorsque cela est nécessaire, en fonction de la molécule du colorant utilisée, un mordant, sel métallique, est ajouté pour permettre au colorant d’accrocher la fibre. La première étape a donc consisté en la création d’un nuancier basé sur les recettes utilisées pour la teinture des textiles des tapisseries du XVIIIe siècle. La réalisation de ce travail a été confiée à Charlotte Marembert, teinturière à l’atelier de teintures naturelles Myrobolan à Bruxelles (installée depuis l'été 2023 à Felletin (Creuse)).
Le nuancier a plusieurs objectifs :
- Permettre l’identification des colorants en enregistrant les spectres avec toutes nos méthodes pour constituer une base de données de références
- Etudier l’influence des différents paramètres des recettes de teinture sur les spectres analytiques en faisant varier les différentes proportions des matériaux constitutifs
- Comparer les spectres des références avec ceux obtenus sur les tapisseries du corpus
Listes des colorants de grand teint sélectionnés pour ce projet © Hortense de La Codre
La liste des matériaux sélectionnés pour la constitution du nuancier a été établie au fur et à mesure de la lecture des traités, textes officiels et documents d’archives du XVIIIe siècle, et résulte du croisement de toutes ces informations. En effet, à la fin du XVIIe siècle et au cours du XVIIIe, la chimie, en plein développement, s’intéresse à l’Art de la teinture. Des chimistes mandatés par l’Académie des Sciences, testent la résistance à la lumière des différents colorants et mordants, collectent et recensent les recettes de teinture des artisans ou en établissent de nouvelles.
Ces informations nous sont aujourd’hui parvenues notamment à travers les textes de Du Fay1, Hellot2 ou Macquer3. Le choix des colorants de grand teint a également été établi grâce aux recherches dans les archives des manufactures conservées au Mobilier National ou aux Archives Nationales ou dans des ouvrages plus récents4.
Au final, c’est un nuancier de 600 recettes de teinture qui a vu le jour.
1 Du Fay, « Observations
physiques sur le meslange [sic] de quelques couleurs dans la teinture ».
2 Hellot, L’art de la teinture des laines et des étoffes de laine
en grand et petit teint, avec une instruction sur les débouillis.
3 Macquer, Art de la teinture en soie.
4 Cardon, Le monde des teintures naturelles; Larduinat,
Contribution à l’histoire de la tapisserie au XVIIIe siècle, les
manufactures royales de tapisseries et tapis d’Aubusson et de Felletin :
deux entreprises au XVIIIe siècle.
Teinture d'une laine dans une cuve d'indigo © Cyril Fresillon/IRAMAT/CNRS Photothèque
Charlotte Marembert devant les échantillons du nuancier dans son atelier © Cyril Fresillon/IRAMAT/CNRS Photothèque
Fabrication des planches de nuancier © Cyril Fresillon/IRAMAT/CNRS Photothèque
Nuancier de garance @Hortense de La Codre
Photographie d’un détail de la tapisserie d’Aubusson et imagerie fausse couleur en SWIR de la tapisserie © Hortense de La Codre.
L’exploitation des spectres de réflectance dans le proche infrarouge obtenus par imagerie hyperspectrale permet de cartographier la répartition des textiles. Deux fibres textiles ont été identifiées sur l’ensemble de la tapisserie : la laine et la soie.
Les couleurs foncées ont été teintes sur laine (en vert foncé sur l’image de droite) et les couleurs claires sur soie (en blanc sur l’image de droite).
L’usage de la soie pour les couleurs claires permettait d’apporter des points lumineux à la tapisserie.
(A) Nuancier de cochenille sur soie
(B) Photographie d’un détail de la Grande verdure aux armes du comte de Brühl
(C) Nuancier de garance sur laine (D) Spectres de réflectance du nuancier de
garance (510 et 545 nm), de cochenille (525 et 565 nm) sur soie et extrait de la
fleur rouge de la Grande verdure aux armes du comte de Brühl
(D) H. de La Codre,
F. Daniel, P. Bertrand, L. Servant, R. Chapoulie, and A. Mounier,
“Étude physico-chimique de la Grande verdure aux armes du comte de Brühl,”
dans Art et Sciences. Les Couleurs retrouvées des Tapisseries d’Aubusson,
1st ed., vol. 1, in Textes réunis et édités par Pascal-François Bertrand, vol. 1. , Turnhout: Brepols, 2023.
L’identification des colorants a été effectuée notamment grâce aux spectres de réflectance dans la gamme du visible.
En effet, les colorants donnent des spectres spécifiques où l’on peut observer des bandes d’absorption significative de la présence du colorant.
Pour identifier le colorant dans la tapisserie, une comparaison est effectuée entre les spectres des colorants du nuancier et celui de la tapisserie. Par exemple, le spectre de référence du nuancier de garance montre deux bandes d’absorption à 510 nm et 545 nm tandis que la cochenille absorbe à 525 et 565 nm.
La comparaison de ces absorptions avec celles du colorant rouge de la tapisserie permet de déterminer que la fleur a été teinte à l’aide de garance.
Photographie d’un détail de la Grande
verdure aux armes du comte de Brühl ;
Haut : Avers et Revers ;
Bas : ΔE*
de différentes teintes de la tapisserie entre l’avers et le revers.
©
Hortense de La Codre.
La spectrocolorimétrie, a permis d’enregistrer des coordonnées de couleur sur les deux faces de la tapisserie pour les comparer.
Il a ainsi été possible de mesurer l’écart de couleur, appelé ΔE*, entre une zone précise de l’avers, exposée à la lumière et cette même zone au revers. L’écart de couleur ΔE* est visible par l’œil humain à partir de 3.
Sur la tapisserie d’Aubusson, le ΔE* moyen est de 11 indiquant un changement de couleur important entre l’avers et le revers.
Haut : Acquisition photographique de
la tapisserie
Bas : Création d'un modèle 3D à partir de plusieurs centaines
de clichés
A partir des résultats d’analyses, une restitution colorimétrique a été proposée afin de redonner les couleurs d’origines à la grande verdure. Pour cela, une numérisation 3D de la tapisserie a été faite par photogrammétrie par corrélation d’images avant réalisation des ortho-images.
La restitution des couleurs porte surtout sur les verts qui apparaissent aujourd’hui bleu lorsqu’ils sont teints sur laine et jaune lorsqu’ils sont teints sur soie. En teinture, pour obtenir du vert, deux bains sont nécessaires, le premier d’indigo et le second d’un jaune (gaude). En effet, l’étude de la dégradation sur les nuanciers a montré que le jaune sur laine est instable à la lumière et disparait rapidement ne laissant que l’indigo. Sur soie, les résultats ont indiqué que l’indigo est si instable, que les mélanges de verts apparaissent jaune après une très courte période d’exposition.
Il est important d’insister sur le fait qu’il s’agit d’une hypothèse de restauration des couleurs, ne pouvant nous assurer que les couleurs du nuancier sont identiques à celles de l’époque. Cette restitution est l’aboutissement de trois années de recherche mais nécessite encore du travail notamment sur les autres teintes telles que les rouges pour être complète.
Détails de la tapisserie ; Haut : avant restitution ; Bas : Après restitution ©Archeovision
Détails de la tapisserie ; Haut : avant restitution ; Bas : Après restitution ©Archeovision
Détails de la tapisserie ; Haut : avant restitution ; Bas : Après restitution ©Archeovision
Détails de la tapisserie ; Haut : avant restitution ; Bas : Après restitution ©Archeovision
Au 18e s. les tapisseries étaient la plupart du temps insérées dans des panneaux en bois peints et dorés dans des salons d'apparat ou autres pièces principales de réception, comme le propose cette restitution hypothétique de la grande Verdure associée à un mobilier et un décor typique de l'époque. Une autre mise en situation est visible sur une photographie de la tenture dans la grande salle du château de Brody (Pförten) au 19e s. (voir Bertrand, 2013, p. 49).
Ce projet a fait l’objet d’un reportage effectué par CNRS Images, Les couleurs perdues d’Aubusson.
Retrouvez également le film sur CNRS Images ou la chaîne Youtube du CNRS.